mercredi 3 février 2010

De Laclôtre à Hellé



Fig. 4. L’artiste « Pleiner » au paradis avec deux anges. - Illustration du texte « Pleiner et Javelot » de Georges Docquois, in Le Journal amusant du 21 mars 1908, p.6


De Laclôtre à Hellé,

Hellé-mentaire !

Par Corinne Taunay



« C’est Hellé-mentaire ». « Hellé hellé-nique », s’amusait sérieusement Jean-Hugues Malineau lors de la première réunion des amis d’Hellé, comme j’y jouais, prise au jeu des Incohérents avec mon compagnon.
Le jeu de mots étant l’une des composantes élémentaires des Arts Incohérents, dans mon précédent communiqué, j’avais émis l’hypothèse que l’idée du pseudonyme calembour, André Hellé, vint à André Laclôtre pendant ou après son passage aux Arts Incohérents en 1893. Je m’arrêtais alors à la déduction suivante : André Hellé donnerait « André ailé », « André est laid ». Je voudrais développer ici cette dimension calembourienne très stimulante parce que l’humour est au cœur de l’œuvre de ce novateur.

Le Rire, 30 août 1902

Dans le monde des littérateurs et des humoristes, la pseudonymie est une pratique presque rituelle, symptomatique de la fin du XIXème siècle, voire une manie chez les Arts Incohérents. A l’instar des Incohérents, au XXème siècle, les Dadaïstes, Duchamp, les Oulipiens, Pataphysiciens, Queneau, Pérec, etc., ont bien saisi son importance. A l’origine de la pensée, du mot d’esprit, fonctionnant par analogie, il y a le calembour. A partir du même son, il multiplie les sens, passe par des représentations le plus souvent imagées, étrangères les unes des autres. « Le calembour "volontaire" est donc une forme d'archéo-pensée » (1).
En 1884, l’Incohérent P. Olivier expose Une vieille compresse : la reproduction au trait donne à voir une vieille qu’on presse sous une presse hydraulique. Alphonse Allais sophistique ce mécanisme jusqu’au mot d’esprit, jusqu’au « comique scientifique ». Son « monochrome », Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige (1883), « une feuille de bristol absolument blanche »(2) collée au mur, donne l’équation : blanc + blanc + blanc = blanc.
Le choix d’un pseudonyme n’est jamais innocent et d’autres pistes s’offrent ainsi à nous.
Laclôtre André a vraisemblablement construit sa nouvelle identité à partir des lettres puisées en son nom et prénom « L » « é », comme le fera plus tard Georges Rémy, alias Hergé (R.G.) (3).

Hellé peut donner :

Hélé/héler, signifiant appelé/appeler.

Hélée, un genre de coléoptère, du grec « pteron », « aile » ; L-A, en anglais, pour Los Angeles qui se traduit en espagnol par « les anges ». Ce qui nous renvoie à Hellé/ailé. André Hellé n’est d’ailleurs pas le dernier à jouer avec l’homophonie de son pseudonyme.


Fig. 1. La gent ailé –même quand l’oiseau marche on sent qu’il a des ailes. L’agent ailé - même quand l’homme marche on sent qu’il a des pieds. Dessin d’André Hellé paru dans Le Rire du 4 décembre 1909, p. 8.

Le 4 décembre 1909, dans le magazine Le Rire, l’artiste présentait un dessin significativement intitulé « La gent ailé » ou « L’agent ailé » (Fig. 1.). En 1911, l’artiste déclinera son personnage volant « en aéroplane » dont les yeux ronds me font penser à ceux du dessinateur (Fig. 2 et 3) (4). Dans Le Journal amusant du 21 mars 1908, il représentera un artiste ailé, « Pleiner », perché sur un nuage (Fig. 4).



Fig. 2. « L’aéroplane aux manœuvres », in Le Journal amusant du 28 octobre 1911, p .5

Fig. 3. Le Rire, 1911


Synonyme d’émancipation, le pseudonyme peut permettre à l’artiste de signifier une renaissance, de s’inventer des origines, de n’exister de personne, de marquer un passage. Par l’adoption d’un surnom, et pas n’importe lequel, Laclôtre signe sans aucun doute un manifeste. Peut-être « origine »-t-il une sensation ? : voler de ses propres ailes, avec celles de sa propre fantaisie ou bizarrerie ou incohérence. Peut-être « origine »-t-il un style ou tout simplement une volonté d’indépendance vis-à-vis de l’art de ses contemporains ? De Laclôtre suggérant une impression d’enfermement le dessinateur passe à un nom d’artiste aérien.

En mythologie, parmi la gent ailé, il y a Pégase, le cheval ailé, Mercure, le dieu du commerce au pied ailé, messager romain associé à l’Hermès grec, et surtout le petit dieu ailé, l’Amour ou Cupidon, divinité romaine identifiée avec l’Eros grec.
Par le choix d’un surnom ailé le dessinateur évoquerait-il son penchant pour le monde subtil, aérien ou immatériel que l’on rencontre dans la mythologie comme dans les rêves ou dans les contes pour enfants ? (5).

Ce qui nous ramène à une autre caractéristique élémentaire des Arts Incohérents et de Laclôtre/Hellé, le monde de l’enfance avec les notions de jeu, d’absence de règles établies, de créativité.


Le pseudonyme de Laclôtre nous remémore un autre personnage mythologique, féminin cette fois : Elle est la déesse Hellé qui poursuivie par Ino, déesse de la mer et marâtre vengeresse, se suicida. Cette héroïne légendaire inspira les artistes, notamment dans la seconde moitié des années 1890, époque vers laquelle Laclôtre adopta son pseudonyme.
En 1896, date à laquelle les Arts Incohérents donnaient par un bal costumé leur dernière manifestation, fut donné Hellé (6), un opéra en 4 actes d’Alphonse Duvernoy, avec des costumes de l’Incohérent Charles Bianchini. Laclôtre, amateur de musique, assista-t-il à ce spectacle ? En fut-il impressionné ?

Notons également Hellé (7) de Marcelle Tinayre, publié sous forme de feuilleton en 1898 avant de devenir un roman à succès. Hellé croquera ultérieurement l’auteure dans un dessin de presse (Le Rire, n° 260, 1908) soulignant son refus de la légion d’honneur.

Le pseudonyme n’est-il pas un travestissement en soi ? Au XXème siècle, Marcel Duchamp, travesti en femme, prendra pour nom le calembour « Rrose Sélavy».

Afin d’être novateurs, les artistes cherchent d’autres mines d’inspiration. Laclôtre/Hellé se cherchera à travers de nouvelles sources de créativité comme les ombres chinoises, visibles dans Les chiens exposés aux Arts Incohérents. Et c’est finalement, avec les jouets populaires allemands qu’il trouvera sa voie.

Par autodérision, qui est de mise chez les Incohérents, Laclôtre/Hellé ne se moque t-il pas aussi de lui-même, et de son dessin volontairement « primitif » « et laid », si l’on considère qu’il est non-conforme à une formation classique des Beaux-arts ? Ou peut-être même raille-t-il son incapacité à copier le modèle antique.

Le choix d’Hellé par Laclôtre, pseudonyme aux résonnances multiples, semble, à plus d’un égard, héllémentaire puisqu’il apparaît être une forme « d'archéo-pensée » du dessinateur. Il évoque à la fois les chimères du passé et l’ère de la modernité. Voler… est un vieux rêve humain qui a traversé les siècles jusqu’à dépasser la mythologie et entrer dans l’histoire. Le fait est que le dessinateur fut contemporain d’une révolution industrielle, la conquête des airs, laquelle dut marquer plus d’un esprit, avec en ligne de mire, les machines volantes d’Ader à la fin du XIXème siècle.



(1) Simon-Daniel Kipman : « La gloire du calembour », in Freud et le rire / sous la dir. d’A. Willy Szafran et Adolphe Nysenholc. Paris : Ed. Métailié (Coll. Sciences humaines). 1994.
(2) In l’article « Exposition des Arts Incohérents » par Félix Fénéon paru dans la Libre revue en novembre 1883.
(3) Idée suggérée par Béatrice Michielsen.
(4) « L’aéroplane aux manœuvres », in Le Journal amusant du 28 octobre 1911, p.5 ; Le Rire, 1911
(5) Curieusement, l'illustrateur ami et associé d'Hellé, Carlègle, choisit lui aussi un pseudonyme évoquant la gent ailée : Charles Emile Egli devint ainsi Carlègle (Carl Egle - Carl'Aigle)…(NdR)
(6) Hellé : opéra en 4 actes / musique d'Alphonse Duvernoy ; livret de Camille Du Locle, Charles Nuitter ; mise en scène de Lapissida ; chorégraphie de Joseph Hansen ; décors d'Amable (acte I), Jambon et Bailly (acte II), Carpezat (acte III), Rubé et Chaperon (acte IV) ; costumes de Bianchini ; avec Alvarez, Delmas, Fournets et Rose Caron. Représentation : Paris : Opéra, salle Garnier, le 24 avril 1896. L’affiche de ce spectacle a été réalisée par Steinlen.
(7) Référence signalée par Béatrice Michielsen et Jacques Desse.


Le juge d'instruction



ACTUALITE ?




Dessin d'Hellé paru dans Le Témoin, revue dirigée par Paul Iribe, en 1934




"C'est le juge d'instruction : il en savait trop"